Mon avis sur le livre « Par le sang versé, la Légion étrangère en Indochine » de Paul Bonnecarrère (503 pages, Livre de Poche).
C’est un vieux livre (Prix Eve-Delacroix, 1969), écorné, que j’ai eu la chance d’avoir entre les mains. Un véritable trésor. Un ami me l’a passé, alors que nous discutions d’Histoire militaire.
Il s’agit d’un récit, très vivant, remarquablement précis et documenté, qui nous plonge dans l’univers de la Légion, au plus près du soldat combattant pendant la terrible guerre d’Indochine, que tout le monde a oubliée, en tout cas dans sa phase « française » (1945-1954). Car comme vous le savez, l’Indochine fut française (par la conquête coloniale qui débuta en 1858), jusqu’à la défaite militaire de Diên Biên Phu qui se déroula du 13 mars au 7 mai 1954 et mit fin à la guerre. Les Américains, craignant l’expansion communiste en Asie, prendront le relais avec le résultat que l’on sait.
Paul Bonnecarrère est un écrivain et journaliste français, né à Paris le 4 octobre 1925 et mort le 4 mars 1977. Engagé volontaire au 1er Régiment de chasseurs parachutistes en 1944, il devient après-guerre correspondant de guerre en Indochine, à Suez (1953) et en Algérie. C’est dire qu’il sait de quoi il parle et qu'il a gagné la confiance des acteurs de ces évènements tragiques.
Ce récit n’est pas celui de la « Grande Histoire », avec des dates, des faits marquants relatés dans les manuels. Il s’agit d’un témoignage sans concession, sans précaution de langage, sans indulgence particulière, sans tabou, de la vie (et la mort) des combattants en pleine guerre, dont les noms réels sont indiqués, à l’exception d’un tout petit nombre dont l’identité est demeurée secrète. Nous sommes dans le vécu, le vrai. Et tant pis si cela dérange, ou parfois horrifie. Si vous ne savez pas ce que vivent réellement les militaires professionnels en pleine guerre, avec ce livre, vous le saurez.
Car ce sont des hommes hors du commun, avec leurs vertus (en premier lieu le courage) et leurs vices (dont je reparlerai), engagés dans des épreuves d’une intensité inouïe, totalement inconnues de nous autres mortels, qui sont décrits dans leur intimité quotidienne. Ils nous donnent des leçons d’humilité tout au long de ces cinq cents pages totalement folles de réalisme.
Ce témoignage de reporter nous apprend aussi beaucoup de choses sur leur origine, leur parcours, leur mécanique mentale. Ainsi ai-je été étonné d’apprendre que près de 40 % des effectifs de la Légion d’après-guerre étaient des Allemands, qui avaient combattu dans la Wehrmacht, et qui y avaient trouvé refuge. Et un tas d’autres nationalités (c’est traditionnel), comme des Italiens, des Polonais, des Tchèques, des Espagnols, des Portugais et des Suisses, surreprésentés, en fait des faux Suisses qui cachaient en réalité encore des Allemands, au point que leur pourcentage atteint en réalité 50 %.
Or ceux-ci avaient combattu les Français et leurs Alliés, jusqu’à la chute du Reich, souvent en tant qu’officiers, et se sont retrouvés soldats du rang ou sous-officiers dans la Légion au service de la France. On pourrait croire que cela posait un problème de loyauté. C’est tout le contraire. Ces hommes qui avaient servi un drapeau ennemi se sont mis à défendre avec courage et détermination, au prix de leur vie, sans rechigner, le drapeau tricolore, avec une efficacité redoutable, et qui plus est, en position de subalternes, animés par une parfaite discipline. C’est peut-être cela, la magie de la Légion.
Si aujourd’hui la sélection écarte les auteurs de crimes de sang, la Légion des temps plus anciens blanchissait nombre de délinquants en délicatesse avec la Justice, et l’on retrouvait dans ses rangs des voleurs et des proxénètes, et juste après-guerre, des auteurs de faits encore plus graves. Comment faire vivre tout ce petit monde en harmonie et forger un corps d’élite ? Par une discipline de fer, un régime de punition hors de toutes les règles habituelles, parfaitement accepté et même revendiqué par ceux qui les subissaient.
Mais il n’y avait pas que des voyous repentis : il y avait aussi nombre d’hommes (un groupe minoritaire de Français notamment) dont le passé était irréprochable, mais qui trouvaient, à la Légion, un univers qui leur convenait, j’ose dire une famille d’une solidarité à toute épreuve. Tous avaient en commun d’être des hommes rudes, durs à la tâche, non dépourvus de cœur, bien au contraire. Un code d’honneur implacable qui leur imposait de laver leur linge sale en famille.
Les Corses sont bien représentés également, des officiers aux officiers supérieurs. Leur courage, leur abnégation, le souci qu’ils ont de leurs hommes – qui le leur rendent bien – sont admirables.
Petite anecdote, lorsqu’on apprend que l’ex-ordonnance du Maréchal Rommel se retrouve ordonnance d’un colonel français ! Quel bouleversement de l’Histoire !
Chaque chapitre du livre nous emporte dans une aventure tragique, mais aussi, souvent, tragicomique. Car l’humour n’est pas absent, un peu comme une soupape de sûreté pour évacuer l’intensité du drame qui se joue.
Car ces Légionnaires, qui risquent tous les jours leur vie dans des embuscades, se comportent parfois comme des enfants, des chenapans, très imaginatifs quand il s’agit de s’affranchir des consignes pour se procurer notamment de l’alcool, au risque de s’exposer à des châtiments sévères. Ceux qui sont pris la main dans le sac n’écopent pas d’un avertissement, d’un rappel à l’ordre, mais de coups de poing en pleine figure de la part de leur supérieur hiérarchique, voire bien pire si la faute est plus grave.
Ce n’est pas l’alcool, omniprésent, qui pose ici problème. C’est par exemple le fait de remplacer des doses de plasma conservées dans la glace par du champagne, par exemple, car le risque d’en manquer (je parle du plasma) pour soigner les blessés ne peut être compensé par un bon coup à boire… Cela paraît enfantin, mais cela traduit aussi l’addiction à l’alcool qui pousse à faire n’importe quoi.
Deuxième grande obsession des Légionnaires combattants : le sexe. Les prostituées font partie intégrante de la vie militaire. Ils cherchent tout autant à s’attacher leur service que de trouver de l’alcool. Un épisode particulièrement savoureux évoque leur rôle, dans une embuscade, alors qu’elles sont assises dans un camion militaire en route avec un petit convoi vers un poste avancé. Elles ne voudront pas tomber aux mains des Viêts, et prendront les armes des Légionnaires tués ou blessés pendant l’assaut, pour leur prêter main-forte.
Des drames, les Légionnaires vont en connaître, quotidiennement. Dix mille d’entre eux prendront la vie dans cette guerre. Être prisonnier des Viêt-Minh signifiait subir les tortures les plus atroces, distillées avec un raffinement sadique inimaginable.
Je vous invite vraiment à lire ce livre pour savoir, tenter de comprendre ce que fut cette guerre d’Indochine, mais au-delà ce qui fait l’univers réel des soldats combattants. Je pense même que c’est indispensable à lire pour tous ceux qui, avec légèreté, imaginent la guerre comme un jeu vidéo sans conséquence.
Dernière chose : l’explication du titre : « Par le sang versé » signifie qu’on n’est pas seulement français par le sang reçu, celui de la naissance, mais aussi, et peut-être davantage, par le sang versé au service de la France. Je suis d'accord avec ça.
Bonne journée à tous
Jean Notary